22 mars 2006

le passé est ce qu'on emporte avec soi (*)

India a inventé un questionnaire nanti d'une seule question que voici :

Racontez votre plus lointain souvenir, celui qui vous paraît le plus ancien, qu'il soit bon ou mauvais.

Je lui souhaite une longue et hasardeuse déambulation dans la blogosphère et je m'y colle à mon tour.

Bien que je ne sois pas le candidat idéal pour ça, n'ayant quasiment pas de souvenirs lointains (d'avant mes 10 ans).

Celui qui me parait le plus ancien est le souvenir de ma rentrée en primaire.
Il y avait plein d'enfants dans cette immense cour et une grande personne faisait l'appel classe après classe, élève après élève, pendant un temps qui me semblait infini et durant lequel je m'interrogeais : je fais quoi si à la fin je n'ai pas été appelé ?
Dans mon souvenir j'étais seul, dans cette cour d'école dont je ne connaissais pas un enfant ni un adulte, et où la possibilité d'être oublié ne me semblait pas invraisemblable du tout. Atterrissant directement en CE1, venu d'une école maternelle dans une autre banlieue de la région lyonnaise. Chaque classe une fois complète disparaissait dans l'école, et quand la dernière aurait disparu, je resterais invisible dans cette cour.

C'est le souvenir tel qu'il est enregistré dans mes neurones, de manière probablement irréversible.
Et pourtant, surtout depuis que j'ai vécu des rentrées d'école en tant que parent, il laisse plus que dubitatif le possesseur actuel du cerveau concerné.
Passons sur le rituel quasi militaire de l'appel, je n'ai pas vu procéder ainsi ces dernières années, mais peut-être qu'à l'époque il n'était pas aussi évident que maintenant de fabriquer des affiches pour chaque classe, avec les listes de noms, et peut-être que la coutume actuelle de faire rentrer les parents avec leurs enfants et jusque dans les classes pour le premier jour, peut-être que cette coutume n'avait pas encore cours.
Je suis déjà nettement plus sceptique sur le fait que j'ai débarqué pour la première fois ce jour-là dans ce groupe scolaire.
Certes je ne doute pas du fait que né en janvier, je me suis tapé une 4e année de maternelle, année pendant laquelle ma mère m'aurait appris à lire (pas de souvenirs), et qu'à 6 ans 2/3, du coup, on m'a fait sauté le CP pour atterrir en CE1. Mais l'aurait-on fait pour un enfant inconnu venu directement après un déménagement ?
N'ai-je pas plutot déménagé un an avant, au moins, et fait cette dernière année de maternelle dans le même groupe scolaire, où les instits de la maternelle auraient conseillé à leurs collègues de la primaire de m'envoyer en CE1 ?
Dans ce cas je connaissais des enfants dans cette cour, même si j'en fus séparé, ceux-ci se rendant en CP. L'école elle-même ne m'était pas si inconnue et étrangère.
Enfin le plus invraisemblable serait que ma mère, qui était mère au foyer à cette époque, ne serait pas restée au minimum dans la rue derrière la grille le temps de l'appel, si la cour était interdite aux parents. Ou bien elle est partie de suite pour mettre ma soeur à la maternelle ?
bizarre. bizarre.
Est-ce là ce que Freud appelle des souvenirs-écrans ? Nos plus lointains souvenirs individuels sont-ils aussi triturés, réécrits, malaxés, transformés, aussi faux que les mythes et les légendes des civilisations ?
Un souvenir là pour me convaincre que je suis transparent et invisible, que l'on m'a oublié et que l'on m'oubliera toujours. Que même moi je m'oublie en oubliant mon passé.

Le titre de ma précédente note était une allusion au premier roman de Kate Atkinson, romancière fascinée par le temps, le titre de cette note est une citation de ce même roman (Dans les coulisses du musée, en français), à rapprocher de celle-ci :

Le passé est un placard plein de lumière, et tout ce qu'on a à faire, c'est trouver la clé qui en ouvre la porte. (*)

Si quelqu'un trouve la clé, ce serait gentil de m'en faire un double.

Ou bien j'attendrais la fin de l'histoire, en espérant que la théorie de Ruby, l'héroïne de "Dans les coulisses du Musée", soit vraie :

Ma théorie est que, quand nous mourons, nous sommes amenés devant un grand Placard aux Objets Trouvés où tout ce que nous avons perdu dans notre vie a été conservé pour nous - chaque barrette, chaque bouton, chaque crayon, chaque dent, chaque clé, chaque boucle d'oreille, chaque épingle (...) tous les livres de bibliothèque, tous les chats qui ne sont pas revenus à la maison (...) Et peut-être aussi d'autres choses moins tangibles : la patience, la contenance, le sang-froid (...) la foi, l'innocence, et puis du temps, beaucoup de temps, énormément de temps. (...)
Sur les rayons inférieurs du placard, il y aurait les rêves que nous oublions au réveil, nichés tout contre les journées perdues en rêveries mélancoliques (...)
Et, tout à fait au bas du placard, entre les copeaux de crayons et les cheveux balayés sur le carrelage des salons de coiffure, vous trouverez les souvenirs perdus. (*)


Sur ce, je confie à Madeleine, Bellzouzou, gaëna, anne et amandine le soin de faire vivre et prospérer le questionnaire d'India.


(*) : Kate Atkinson, Dans les coulisses du Musée, editions du fallois.

21 commentaires:

Bellzouzou a dit…

merci tirui, ça me plait de réfléchir à cette question. Je vais m'y coller.
J'aime beaucoup ce que tu as écrit aujourd'hui.

Anonyme a dit…

Aouwww ! Tu me gâtes là... Bon. Je vais essayer de trouver moins flippant que le tien, en tout cas !

Gaëna da Sylva a dit…

Tirui... c'est très touchant ce que tu dévoiles ici... Merci pour ce petit voyage au coeur de tes pensées profondes...

Et merci aussi de me permettre de me poser un instant sur cette réflexion du temps qui passe...

p.s. moi, aussi, c'est en janvier... enfants de l'hiver ;-)

Anonyme a dit…

Et dire qu'il y en a pour clamer haut et fort que l'enfance est une période bénie...En tout cas, bon bouquin que ce premier roman de Kate Atkinson, les suivants me sont tombés des mains.

tirui a dit…

bellzouzou, merci, on fait ce qu'on peut. :-))

anne, je te fais confiance pour ça. Mon souvenir était une angoisse sans fondement, pour autant qu'on puisse se fier à mes souvenirs, je n'ai pas été oublié et je me suis bien adapté à l'école primaire.

gaëna, j'attends de voir ce que tu vas pêcher avec ton épuisette dans ton passé (pas si) lointain.

alice, j'ai commencé par un autre d'elle (les replis du temps) que j'ai encore plus aimé que son premier, j'ai bien envie de les lire tous, même s'ils te sont tombés des mains. ;-)

Anonyme a dit…

ah tiens, didon... en parlant de chaînes bloguesques... tu m'avais pas refilé deux-trois trucs en loucedé, des fois ? j'ai la mémoire qui flanche... si. sénilité précoce et flemme de relire tout... tu pourrais pas me raffraîchir la mémoire, histoire de faire une bonne action ? je me demande si j'ai pas zappé deux de ces événements... hum...

: )

Anonyme a dit…

En lisant le souvenir d'Anne et le tien, je me dis que le mien risque d'être aussi un "mauvais" souvenir !
Bizarre bizarre ! ne garderais t-on que ceux-là le plus longtemps ?

En tout cas, je parie que tes trois Loulous n'auront pas le même souvenir que toi ! tu as dû les "couver" lorsqu'ils sont rentrés à l'école la 1ère fois ;-)

Anonyme a dit…

Oups !!! "ne garderait-on" bien sûr !!!

Anitta a dit…

Wah... Je me sens toute petite ! (en plus, je n'ai rien lu de Kate Atkinson). Avec cette note, on touche à la philosophie, là... Comme quoi les mathématiques mènent à tout, à condition d'en sortir !

tirui a dit…

zébue, je t'en ai refilé mais pas récemment, pensant que tu étais partie en laponie septentrionale, enfin un endroit où tu pouvais pas bloguer plus d'une fois par trimestre. Le dernier que je t'avais refilé devait être celui ci :

sept

mais c'est facultatif, bien sûr.

madeleine, ne parie pas, tu pourrais perdre, rien de plus facile que de faire une erreur par ci par là et que ce soit cela que nos enfants gardent en mémoire 50 ans.

tirui a dit…

anitta, je n'avais rien lu de Kate Atkinson il y a 3 semaines, je n'ai que peu d'avance sur toi dans ce domaine, et tellement de retard dans des tas d'autres.

tirui a dit…

si si c'était le but, mais pas pour toi, toi tu dois réviser, pas lire des romans, non mais...

Anonyme a dit…

Ben comme tu as vu, ça a râté ! Bon du coup je vais me mettre à lire Kate Atkinson, on ne sait jamais, ça va peut-être me consoler !

Anonyme a dit…

j'aime la neige... mais enfin... hum... peut-être pas à ce point, hin hin ! : )

Anonyme a dit…

A la lecture de ta note je me dis que le mien doit être dans une école militaire sans que je le sache parce que la rentrée en primaire, et pour tous les niveaux de CP à CM2 se fait de la même façon, les parents parqués bien loin de leurs chères têtes blondes et un appel de chacun avec les classes qui s'engouffrent au fur et à mesure dans l'école. Interdiction de rentrer dans les classes, même pour le premier jour et même pour les CP. Mais bon c'est peut-être pas pareil à la campagne par rapport à la ville.

En tous les cas souvenir étrange que ta rentrée en élémentaire.

tirui a dit…

anne (et vroumette), si vous pouvez, lisez là en VO plutot que traduite, une partie de son humour se perd en route (pour avoir comparé nos impressions, moi et une copine qui l'a lue en anglais, elle.)

zébue, je vois que tu es complètement sortie de ton hibernation depuis l'arrivée du printemps. Il ne te reste plus qu'à bloguer maintenant...

monsieur ou madame Anonyme, je suppose que les écoles ont une certaine latitude pour organiser la rentrée scolaire comme elles l'entendent, et que les parents peuvent faire des suggestions tout au plus, mais je trouve que c'est dommage quand ça se passe ainsi que vous décrivez, un peu de relations publiques vis à vis des parents ne peut pas faire de mal.

india a dit…

bon, je ne connaissais pas l'ecrivain mais je vais m'y ateler, du moins si son livre est arrivé jusqu'ici...
J'espere que ce questionnaire ne va pas reveiller que les mauvais souvenirs!

Neurone perdu a dit…

J'ai beaucoup aimé cet article, merci! A la fois critique littéraire alléchante, et rémanence floue à la Proust... Bravo!

tirui a dit…

india, il a du arriver et est peut-être même reparti, la traduction que j'ai entre les mains datant de 1996.

amandine, rémanence floue, ça va pas la tête, c'est interdit d'user de mots aussi compliqués sur un blog de prof de maths ! ;-)

Anonyme a dit…

j'ai lu le post de Madeleine sur "je me rapppelle"
je passe faire un petit tour ici avant de me pencher sur ma copie
j'ai passé ici un peu de temps, j'aime ces petits morceaux de vie quotidienne

tirui a dit…

bonjour, bienvenue et merci, le hasard fait parfois bien les choses, reviens quand tu veux. :-)